Politique

La question politique de la chanson est un chapitre immense qui ne sera pas ouvert ici. Malgré Roland à Roncevaux et les Pussy Riot à Moscou ? Commémorons cette impasse de quelques notes éparses.

 

 

Le chant est un universel, on le retrouve partout, dans toutes les cultures et toutes les situations (chant des marins, chant des esclaves, chant des soldats), parfois à la limite de la chanson. Mais sans doute que la chanson n’est pas un universel : c’est un produit culturel, localisé, historique. Cela ne doit pas être rédhibitoire : c’est aussi le cas de la philosophie.

 

Il est possible que la communauté — la communauté contrainte, la communauté qui existe par contrainte, outre sa propre contrainte — soit la condition du chant. Le chant est toujours commun, même dans ces formes limites où un individu assume seul le chant commun, ainsi que c’est le cas, me semble-t-il, lorsque est chanté le kaddish par un seul. Le chant s’élève du commun comme de la contrainte. Une chanson, même anonyme, ne s’élève pas du commun. Elle le traverse. Elle est désinvolte. Comme le chante Bertrand Cantat (le bien nommé), depuis vingt ans : « Soyons désinvolte, n’ayons l’air de rien ». Ce n’est pas qu’un slogan générationnel.

 

Il y a une distance de la chanson au chant, par sa séparation ou ironie, au sens où Hegel dit que le féminin est « l’éternelle ironie de la communauté ».

 

La chanson est le produit de la séparation, comme la Société du Spectacle est le produit de la séparation ou de la vie séparée avec elle-même. C’est sans doute vrai de tout art « populaire ». La chanson est la forme la plus convenable à la vie séparée, avec les larmes et le rire. L’obscénité de l’art populaire, c’est lorsqu’il oublie qu’il est le fruit de cette séparation. Et la chanson n’est jamais meilleure lorsqu’elle joue sa séparation — entre toutes, avec le chant.

 

La chanson engagée dit ce qui ne peut pas se dire ; oui, mais il y a mieux : ne pas dire un mot de ce dont elle ne parle pas, comme Le Temps des cerises, et que tous l’entendent.

 

La solitude du peuple.

 

Un média ou un artiste ou un art bourgeois, c’est un media qui dit : nous sommes avec vous. Voire : vous êtes avec vous-mêmes.

 

Par sa profération, on peut dire qu’une chanson n’est pas en français, en anglais, en espagnol, mais dans la langue qui s’écoute. Le problème n’est donc pas, comme on le dit trop volontiers, de savoir si ça sonne, bien ou mal, dans la langue, dans une langue, celle-ci ou une autre ; ni même si ça sonne, musicalement, dans la musicalité propre à une langue, ou dans un petit arrangement de mots au moment où ils deviennent petit arrangement de sons — c’est ce dont témoigne par exemple Mathieu Boogaerts, amorce à une composition : partir de ce deux fois rien, le répéter, l’évider de son sens, jusqu’à ce qu’il prenne juste assez d’ampleur — jamais trop d’ampleur — et occupe le format d’une chanson ; non, c’est trouver une profération telle qu’une écoute lui soit accordée. Et cela, elle ne peut que le tester dans une profération fondée sur rien, pas même le jeu d’une langue avec elle-même. Si nous avons commencé à chanter avant de parler, comme l’affirme Rousseau, ce n’est pas la langue qui fait chanter ; c’est le « rien  » de la profération qui s’exprime dans la chanson. Ce « rien  » est aussi celui de l’écoute. Qu’il y ait une correspondance ou une coïncidence entre eux — rapport qui ne sera jamais vérifié, est idéal. À l’inverse, dès qu’une chanson quitte son écoute dans sa profération, elle change de registre, et le plus souvent d’usage : elle devient musique. Et le scrupule avec lequel nous écoutons la musique ne peut pas être celui avec lequel nous écoutons une chanson. À ce jeu, cette dernière perd à tous les coups.

 

La musique, plus encore que la poésie, rend sourd à la chanson.

 

Un chanteur assume l’étrange responsabilité de dire ce qui ne peut se dire qu’en chanson. Ce peut être des stupidités ou des sublimités que nul n’oserait prononcer en d’autres circonstances. Mais c’est lui qui s’avance — au devant de la musique, au devant de la scène, de l’orchestre ou du groupe qui joue derrière lui —, celui à qui échoit ce dirty job.

 

Un chanteur peut être détaché du texte qu’il n’a pas écrit, de la musique qu’il n’a pas composé ; il peut même être détaché de son propre chant, par le play-back. Et pourtant il reste l’exposé.

 

Cette belle figure ( « beau beau beau et con à la fois ») instruit, en secret, la différence qui existe entre exposition et profération.

 

Et il faut aller chercher très très loin, après des décennies d’inepties chantées, et de soupe commerciale, le point où l’exposition mange la profération. Peut-être même que cela n’arrive jamais.

 

C’est peut-être le sens que l’on peut donner à cette remarque de John Lennon disant en 1967 que les Monkeys sont ce que les Beatles voudraient être. Et qu’ils auront, néanmoins, les uns comme les autres, échoués à être.

 

C’est pour cela que les paroles d’une chanson ne sont jamais assez bêtes pour ne pas pouvoir être chantées, ni la musique assez pauvre pour être jouée. Et que nous avons raison, adolescents, d’écouter des chansons auxquelles nous ne comprenons rien. Parfois c’est dommage. Parfois non, salutaire.

 

Être le sujet de sa langue et ne pas l’être. Et, si possible, les deux à la fois. Ce miracle est rare.

 

Laisser un commentaire